IV

LA PENSÉE DRUIDIQUE

 

 

Il faut bien l’avouer : nous en savons encore moins sur la doctrine des druides que sur leur liturgie, et cela pour les mêmes raisons, la disparition historique des druides et l’absence complète de textes dogmatiques. Le seul recours, pour tenter une exploration de cette doctrine, est de faire appel aux quelques rares témoignages des auteurs de l’Antiquité grecque et latine, ainsi qu’à l’interprétation des récits mythologiques ou héroïques. C’est dire qu’il faut nécessairement interpréter, avec tout ce que cela comporte de risques. Quand on porte des jugements sur une époque passée, on commet toujours des erreurs parce que l’on juge des faits passés en fonction de critères actuels. C’est encore plus vrai quand il s’agit d’une forme de civilisation qui est fort différente, pour ne pas dire fondamentalement opposée. On doit le répéter : pour comprendre les Celtes, leur civilisation, leurs spéculations intellectuelles et spirituelles, il est indispensable d’abandonner le système aristotélicien qui est celui de la civilisation occidentale humaniste. Le celtisme est un autre humanisme, une autre façon de voir les choses, de sentir, d’appréhender le réel, de concevoir la divinité, une autre manière de vivre, une autre méthode de raisonnement. Ne pas en tenir compte risque d’aboutir à une vision complètement fausse. Les mots n’ont pas forcément le même sens peur un Gaulois du temps de Vercingétorix et un Français du XXe siècle. D’ailleurs, les mots en eux-mêmes ne signifient rien : ils n’ont de valeur qu’à travers un contexte. Et tant qu’on ne tentera pas de définir le contexte, on ne pourra jamais découvrir le sens exact d’un mot, d’un fait, d’un concept. Le druidisme étant une des expressions de la celtitude, il ne peut en être séparé, et comme l’institution druidique est le commun dénominateur de la civilisation celtique, comprendre le druidisme, c’est comprendre le celtisme. Et inversement. Mais l’entreprise n’est pas facile.

Le manque d’informations précises, le mystère qui entoure les druides, leurs rites et leurs croyances, tout cela a provoqué l’imaginaire. Certes, l’imaginaire paraît être justement un des éléments majeurs de la pensée celtique. Mais les Celtes avaient leur propre imaginaire qui, encore une fois, n’est peut-être pas le même que le nôtre, en cette fin de XXe siècle, ou tout au moins l’imaginaire tel que les systèmes de philosophie contemporains ont pu le définir. On a déjà conscience de cette dichotomie lorsqu’on essaie d’étudier la tradition populaire, transmise oralement pendant des siècles, et qui comporte ses propres règles, sa propre logique, lesquelles se saisissent mal si elles sont posées en termes de civilisation écrite. Les Grecs et les Latins, contemporains des Gaulois, fréquemment en contact avec eux, provenant du même moule culturel et linguistique à l’origine, n’ont pas compris les Celtes. Ils l’ont dit, ne serait-ce qu’en se moquant d’eux. Ils les ont classés définitivement comme « barbares ». Et c’est précisément cette « barbarité » qui, toute passionnante qu’elle est, paraît difficile à saisir tant elle est hétérologique. Elle est plus proche d’Héraclite que de Socrate. Elle n’a point passé par le « miracle grec ». Mais il en va du miracle grec comme de tous les miracles : on n’est point tenu d’y croire. L’aventure humaine s’est manifestée dans bien des chemins différents et divergents. Elle est sans doute unique, cette aventure, mais il faut bien reconnaître qu’elle est également multiple. Situation paradoxale. Mais tout n’est que paradoxe quand on pénètre la mentalité celtique. Et cela n’empêche nullement les structures d’être implacables.